Picq appela. Picq attendit. Pas un bruit de pas ni de porte. Pas une voix, pas un moteur. Pas même un pépiement, tellement il faisait froid. Se pouvait-il que le gardien eût fermé à clé par erreur en quittant son service ? Que l’« hôte d’accueil » fût empêché ? Qu’on l’eût complètement oublié ? Dans l’art de se faire oublier Picq était passé maître. Qu’on l’oubliât le libérait pour ses activités. Mais pas en emportant la clé. Il alla chercher au fond de sa petite sacoche son téléphone portable. La batterie s’était épuisée dans la nuit, et il n’avait, bien entendu, pas pensé à prendre un chargeur. Pris de panique, il fit un bond vers la fenêtre, tourna sa poignée, se figea. Une minuscule serrure ne donnant que dehors, à peine visible quand on se penchait du dedans, suffisait à bloquer l’huisserie. Il chercha des veux un corps lourd pour fracasser la vitre, mais il nota que les barreaux dont il avait trouvé jolie l’ombre sur le plancher ne laisseraient passer que son bras. En brisant un carreau il échangerait une vague chance de se faire entendre contre la certitude de geler. Il appela de nouveau, cria plus fort. Pesta et se désespéra. Pissa de rage dans l’évier. Passa plusieurs fois en deux heures par trois ou quatre états, tous pénibles. Puis se prostra. Le silence du fort l’aplatit sur le lit. Il est possible qu’il se soit un peu rendormi.
Ce devait être l’heure du déjeuner. Une voix forte associée à aucun visage connu, accompagnée d’aucun toc-toc, et de sexe indéterminé, annonça en effet « Déjeuner ! ». Sautant du lit, Picq entama une phrase qu’il voulait ironique pour expliquer ce qui l’empêchait d’ouvrir. Sur le mot clé l’interrompit un bruit de verrou. Une femme haute et large, fichu blanc noué derrière la tête, apparut dans l’encadrement, qui la contenait à peine. De la buée lui sortait des narines. Malgré le gel, elle n’était vêtue que d’une robe à manches courtes qui frôlait ses genoux ; ses mollets étaient nus. Elle tenait un plateau. Picq eut vite fait de renoncer à l’accueillir en sauveuse. Instinctivement il prit sa posture de fuite. Mais la cause même de son sursaut le retint de plonger dans l’entrebâillement de la porte, mollement repoussée par le pied de la géante. Les rangers qu’elle chaussait devaient être du quarante-cinq, cependant sa carrure n’était pas ce qui en imposait le plus. Elle portait en bandoulière une arme à répétition élimée qui avait tout l’air d’un fusil d’assaut AK47.
Pierre Alferi, Les Jumelles, p. 20 à 23, P.O.L, 2009.
Ça commence très fort, et ce n’est rien comparé à la suite. Tout ce que j’aime : remise en question de ce qu’on voit – les jumelles servent à ça, deux fois : celles trouvées dans la chambre à travers lesquelles Picq passe la nuit à observer tout le cosmos ; celles qui, geôlières jumelles peut-être, le séquestrent. Remise en question de ce qu’aura vécu Picq, de ce qui se sera passé – ou peut-être pas – à Paris durant ce week-end de Pâques 2009. Picq lui-même est-il le révolutionnaire qu’il croit être ? Remise en question de ce qu’on lit aussi : ce roman n’est-il pas plutôt un poème (alternant avec les journées, le cosmos observé la nuit est en vers) ? Et son sujet ? Est-il un ? Et tout ça qui plus est d’une lisibilité limpide. Merveilleuses jumelles !
La page sur le site de P.O.L (on peut y lire les premières pages, ainsi qu’une critique d’Isabelle Rüf), et le commentaire de Sitaudis.
(Merci Didier – car c’est toi, si je me souviens bien, qui m’a donné envie de lire Pierre Alferi.)
PS : De Pierre Alferi, on peut lire en ce moment même lire son roman-feuilleton Kiwi, chaque lundi, sur Sitaudis.
Ambre 18/03/2010 11:01
PhA 18/03/2010 14:15
PhA 18/03/2010 09:01
Didier da 18/03/2010 08:56
PhA 18/03/2010 09:08
François Matton 17/03/2010 22:24
PhA 17/03/2010 22:28
François Matton 17/03/2010 22:15
PhA 17/03/2010 22:20