Il dit : la confiance, ça ne sert à rien. De nos jours, le client est volatil, il n’a que faire de la confiance, ce qui compte, c’est du one shot et avec le plus gros chiffre possible en une seule fois. C’est ça, le commerce, ma cocotte ! Le client est volatil et ton chef t’appelle ma cocotte au bout d’un mois de boulot. Tout cela parce que tu as étudié la veille les bons chiffres de vente de l’ancêtre. Et émis l’hypothèse que sa clientèle lui était fidèle, lui faisait confiance. Et conclu que se séparer de lui risquait de plomber le chiffre d’affaires. Et que le chiffre d’affaires constituait ton objectif majeur, le seul passible de renvoi et marqué dans ton contrat d’embauche. Mais le chef (avec aujourd’hui une chemisette hésitant entre un vert d’eau et un bleu olivâtre) est intransigeant sur ce point. Tu comprends (ma cocotte) ce n’est pas moi qui décide. L’ancêtre, je m’en fous, je le garderais bien, mais il déplaît en haut lieu, il gêne, il n’est n’une survivance de là où nous ne voulons plus aller. Il nous faut de la rupture. Il tape du tranchant de la main sur son bureau, les poils des avant-bras tremblent. Tu sursautes. Il est content de son effet, fait mine de recommencer, mais sa main retombe mollement cette fois. Puis, de nouveau conciliant, il sourit, se lève, écarte les persiennes de son bureau. Dans la cour, on entend les camions qui manœuvrent. Il tente d’ouvrir la fenêtre, mais elle résiste. Font chier, avec leur clim, on doit tout calfeutrer. Se renfrogne. Tu le regardes s’agiter, puis contourner le bureau et venir s’affaler pesamment sur le canapé de cuir blanc (cadeau d’un fournisseur) appuyé au mur d’en face. Il te regarde, vaguement absent ou absorbé par quelques pensées confuses, bras en croix étalés sur le dossier du canapé, la chemisette vert d’eau ou bleu olivâtre sur le grain immaculé d’un cuir de buffle. Il te toise, assis plus bas que toi, ses auréoles aux aisselles, et toi à deux mètres de lui sur la chaise à roulettes devant le bureau, tu te sens mal à l’aise, presque déshabillée, et tu crispes tes pieds croisés derrière le pivot du siège. Ce matin, tu as remis un jean. Après le séminaire, tu t’y sentais autorisée. Jusqu’ici tu n’avais osé que les tenues classiques qu’on t’avait conseillées à l’école de commerce, la plupart du temps un pantalon de tergal noir, une veste courte assortie et un chemisier blanc. Mais, à part les représentants affublés d’une cravate, ceux qui travaillent dans les bureaux sont en tenue décontractée, comme la responsable des finances toujours en robe indienne et qu’on entend arriver au fond du couloir dans des cliquetis de colliers extravagants. Là-bas, d’ailleurs, dans ton précédent travail aux articles de sport, le jean était ta tenue habituelle et… Il répète sa phrase et tu t’aperçois que tu n’as pas écouté : La rupture, il faut jouer la rupture. Je suis sûr que tu m’as compris. Il y a des tutoiements qui ont des allures de menace. Tu penses en cet instant précis à ta sœur, sans savoir pourquoi cette pensée vient s’incruster dans ce bureau d’arriviste à canapé de cuir blanc, reproduction de Gauguin et Picasso sur les murs et l’inévitable balle de golf négligemment posée sur le plateau en verre du bureau. Elle vient te voir ce week-end, ta petite sœur. Ton chef continue : Mais, après tout, c’est toi la responsable des ventes. A toi de me démontrer comment il faut réorganiser l’équipe pour conserver le même volume d’activité en se séparant de l’ancêtre.
Thierry Beinstingel, Ils désertent, Fayard, 2012, p. 23-25.
Rappelez-vous : CV roman, Bestiaire domestique, Retour aux mots sauvages.
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PhA 02/05/2013 18:58
Lza 17/03/2013 16:57
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